Lettre aux acteurs

« Le Côté de Guermantes » d'après Marcel Proust. Adaptation et mise en scène Christophe Honoré Du 30 septembre au 15 novembre 2020, Théâtre Marigny.

Chères comédiennes et chers comédiens,

Si la promenade du côté de chez Swann est brève et habituelle, celle du côté de Guermantes s’annonce comme une expédition, que la famille du narrateur ne se permet que les jours de grand beau temps. On craint de se perdre en route, elle promet l’aventure, elle excite la curiosité, on espère apercevoir les châtelains : les Guermantes, seigneurs de Combray dès avant Charlemagne, et dont le nom fait régner sur leur domaine une ambiance de légende.

La promenade du côté de Guermantes suit le cours d’une rivière, la Vivonne, dont les sources sont la destination espérée mais jamais atteinte. Comme un lieu tenu secret, inaccessible : « Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter jusqu'aux sources de la Vivonne, aux-quelles j'avais souvent pensé et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j'avais été aussi surpris quand on m'avait dit qu'elles se trouvaient dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où j'avais appris qu'il y avait un autre point précis de la terre où s'ouvrait, dans l'Antiquité, l'entrée des Enfers ».

Se fixer un but qu’on ne peut atteindre, rêver d’un passé fabuleux, se tenir incertain au bord de l’eau mais visible depuis l’autre rive, marcher à contre courant… ce côté de Guermantes est bien celui du théâtre, vous ne devez pas craindre d’être ici en terre inhospitalière.

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Bien-sûr qu’il est ridicule de prétendre adapter Proust, au théâtre, comme au cinéma. C’est une entreprise pourrie d’avance tant ce mot adaptation traîne avec lui des sens contraires et vagues, des ambitions paresseuses et ternes.
On parle d’adaptation souvent pour dire illustration, mise en image, mise en plis. On parle d’adaptation quand on prétend recoiffer un livre. Oubliant qu’alors les voix résonnent souvent dans le vide, qu’elles ne laissent plus entendre que tout ce qu’elles ont perdu dans l’effort poursuivi d’être soudain reconnaissables. Ce mot d’adaptation me semble ne promettre qu’une prise de pouvoir déplacée, convenue et bien solennelle. Soyons plus sentimentaux, plus scrupuleux. Je ne vous propose pas une adaptation mais une séance de nécromancie,
il me semble que le théâtre est un lieu où l’on peut sérieusement faire tourner les tables.

Invoquer et évoquer n’est pas adapter, c’est lire à plusieurs, c’est déchiffrer, c’est se savoir vivant ignorant parmi les morts savants.

C’est franchir le pont et croire que des fantômes vont venir à notre rencontre. Il n’est pas dit qu’ils soient bienveillants, mais personnellement, avec une armée comme la vôtre, je ne crains pas de me risquer au pays de la littérature.

Ce ne seront pas dans un premier temps des personnages que je vais vous confier, mais des noms : Oriane, Basin, Françoise, Charlus, Villeparisis, Norpois, Saint-Loup, Rachel, Albertine… N’espérez pas qu’ils soient les cintres de costumes taillés sur mesure, ajustés, au tissu épais et rassurant, et qu’il vous suffirait de vêtir avant d’entrer en scène.

Les personnages chez Proust ne sont pas fabriqués d’un bloc, ils sont annoncés puis se révèlent constamment infidèles à leur réputation, insaisissables. Ils nécessitent d’être constamment retouchés.

N’espérez pas posséder une valise remplie de caractères arrêtés et stables, la peinture que Proust fait de ses personnages n'est jamais achevée. Elle est source d’angoisse, de désir, aussi inconnue et tremblante que le sentiment amoureux que les autres nous portent. Jamais nous ne sommes assurés ni des couleurs, ni des contours. Ne craignez donc pas d’être des représentants déceptifs, il n’y a pas de reliques attestées de ces noms-là, aucun modèle d’après nature. Ceux qui vous prétendront le contraire, sont ceux qui enterrent cette oeuvre sous les lieux communs. Et pour vous montrer la voie, je choisis parmi vous pour jouer le narrateur, un acteur qui échappe à la tradition, au cliché, à la molle idée qui voudrait que sa figure soit celle de Proust ; non, notre Narrateur sera blond et carré d’épaules. Et dans son regard clair, nous lirons l’émerveillement et la désillusion mêlées.

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Je ne doute pas qu’à la manière dont ce livre À la recherche du temps perdu est peuplé d’autres livres, d’autres écrivains (Hugo, Balzac, Madame de Sévigné…), de peintres (Monet, Vermeer, Velasquez…), de musiciens (Wagner, Debussy, Mozart, Beethoven…) - et si je me permets de citer ces quelques noms, c’est que rien ne vous préparera mieux à nos répétions que de relire, revoir, réécouter -, nous devons travailler pour que notre spectacle soit lui aussi traversé par d’autres beautés que celles de Proust. Des beautés plus modernes, inconnues de lui, des séductions contemporaines (chansons fa-tales, photographies, vestiaire « seventies »…). Rien n’est plus dangereux que d’isoler la Recherche dans un système de
références patrimoniales et académiques. Je crois à la force du montage, au plaisir de la friction.

Je crois que c’est en offrant à ce texte des reflets d’aujourd’hui, que nous lui serons le plus fidèle.

En visant délibérément l’inachèvement, comme si le temps avait manqué, nous dirons notre joie à interpréter une oeuvre toujours dans l'effervescence de sa délivrance. « J’ai tant à dire. Ça se presse comme des flots », écrivait Marcel Proust à 17 ans. Donnez-lui le pouvoir de nous en dire en-core plus, ouvrons le plateau du Théâtre Marigny où vous jouerez sur la ville, laissons entrer le bruit d’un soir parisien, des voitures, rumeurs des Champs-Élysées…

Que la vie même vienne à la rencontre de ce livre plus mouvementé et plus secret que tout.

Je suis impatient de vous rencontrer et de vous mettre en scène.

Amitiés.
Christophe Honoré
Paris, mai 2019.

  • Photos © Jean-Louis Fernandez
Article publié le 14 septembre 2020
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